LES  FUSILLES

DE BOUSSOIS ET

RECQUIGNIES

LE 6 SEPTEMBRE 1914

 

 à travers les récits de Georges DUBUT, Louis César DUHAUT, et du Général PALAT

 

A) Récit de Georges DUBUT:

 

Le 8 octobre [1914], sous un pâle soleil d'automne, je vais par le bois des Bon-Pères, revoir Recquignies, autre station du chemin de croix! Dans le taillis, en bordure de la route, quelques soldats français dorment leur dernier sommeil.

 

En quittant l'ombre apaisante de la futaie, me voici en pleine horreur de la guerre. C'est d'abord la rangée de croix blanches, marquant, à l'entrée du cimetière, les tertres des treize fusillés du six septembre [1914] dont je relève les noms: Dangre Aimé, Chartier Léopold, Legrand Ernest, Augustin Alexandre, Lernitte Constant, Préaux Camille, Préaux Constant, Boudrut Auguste, Winant Robert, Brasseur Georges, Ladrière Joseph, Hannecart Gustave, Gruniau Paul (1).

 

Puis la longue rue du village, incendiée jusqu'au dernier bâtiment, et la nouvelle gare, à peine terminée, qui n'est plus qu'un amas de décombres. Seule, l'église se dresse intacte au milieu de 147 maisons béantes et noircies. Des chiffons blancs, encore accrochés aux fenêtres témoignent de la naïveté des habitants qui avaient espéré, en arborant ces pacifiques emblèmes, protéger leurs demeures!

 

Le château Derbaix, épargné, habite autant d'allemands qu'il peut en contenir.

 

L'ennemi, entré dans Recquignies le dimanche 6 septembre vers 6 heures du matin, s'empara d'une partie de la population, qu'il poussa en avant pour essuyer le feu des troupes françaises, disséminées à l'entrée du bois des Bons Pères. Un parlementaire, nommé Alfred Legrand, fut délégué auprès d'un officier français, pour le sommer de cesser le feu, et jugea plus prudent de rester dans nos lignes.

 

Les allemands arrêtèrent tous les hommes porteurs de papiers qui leur paraissaient suspects: feuille de réquisition pour les travaux de défense ou autres. Ils en gardèrent 13 qu'ils prétendirent être des soldats en civil, et qu'ils conduisirent entre 9 et 10 heures du matin au bord de la Sambre, en face de la petite colline formée par les résidus de la Manufacture des Glaces de Boussois. L'un d'eux, Paul Gruniau, passa auprès de sa mère, put lui jeter une ceinture de cuir qui lui servait de portefeuille, et lui dire un dernier adieu. Arrivés à l'endroit désigné [entre l'église de Boussois et la Sambre], les otages furent alignés. Un peloton de 24 hommes se plaça derrière eux et les abattit en leur tirant dans le dos. La population terrorisée assistait à l'exécution; un soldat qui la repoussait fut atteint par une balle égarée, de sorte qu'il y eut 14 cadavres dans la fosse que les personnes présentes furent obligées de creuser.

 

Les troupes, lâchées comme des bêtes furieuses, se mirent alors à brûler et à saccager, vidant les caves et sortant les literies pour y dormir et cuver leur vin. Les habitants furent emmenés prisonniers dans la région de Lobbes; mais au bout de quelques jours ils purent s'échapper et regagner leurs ruines.

 

(1) âges et origines: Dangre Aimé, militaire en retraite, de Wasmes (Belgique); Chartier Léopold, 57 ans, retraité de la SNCF, de Recquignies; Legrand Ernest, 44 ans, cabaretier de Boussois; Augustin Alexandre, journalier de Baisy la Ville (54); Lernitte Constant, 30 ans, journalier de Courthin (Belgique); Préaux Camille, 21 ans, de Goegnies Chaussées Belgique); Préaux Constant, 25 ans, de Goegnies Chaussées (Belgique); Boudrut Auguste, 29 ans, journalier de Boussois; Winant Robert, de Recquignies; Brasseur Georges, 37 ans, cordonnier de Boussois; Ladrière Joseph, 47 ans, maçon de Nivelles (Belgique); Hannecart Gustave, 40 ans, ajusteur de Recquignies; Gruniau Paul, 29 ans, cultivateur à Recquignies

 

 

B) Récit de Louis César DUHAUT, soldat, le 6 septembre 1914:

 

A quatre heures du matin, nous pouvons voir ce qui a provoqué les hurrahs de cette nuit… Les boches sont maîtres du fort de Boussois. Diable, notre situation s'est rudement aggravée, car ils vont pouvoir nous tirer, de devant de derrière et de flanc. L'attaque générale est bien pour ce matin, nous voyons les boches s'avancer par vagues successives et cela aussi loin que notre vue peut porter et ..., nous n'avons plus d'artillerie!A cinq heures, ordre du Lieutenant de partir avec mes hommes, comme les autres jours, et d'emporter les livrets militaires et la comptabilité de la compagnie....... A peine en route, un bombardement terrible! ..

 

Le fossé que nous suivons nous abrite quelque peu. Arrivé près des forges de Recquignies, le bombardement redouble… C'est épouvantable ! Nous sommes à l'entrée du bois des Bons Pères. Le devoir est là. Il faut passer à travers ce rideau de fer, allons vivement…… Tout à coup, je fais un grand saut, un obus éclate derrière moi: plaqué contre un mur avec violence, je retombe sur le sol tout étourdi. Lorsque je reviens à moi, je voulus partir, l'endroit était retourné par les obus. Me levant péniblement, ma jambe gauche refusant tout service, je me traînais près de mes hommes et leur ordonnais de partir de suite pour Rousies avec leur chargement, leur indiquant une route traversant champs et jardins, la grand' route était impraticable. Me dirigeant vers l'infirmerie, je voulus prendre la grande route, les boches y étaient! Il me reste un autre chemin, mais il y a un ruisseau de deux mètres à traverser. Deux mètres de profondeur, chargé, et n'ayant qu'une jambe valide, ce n'était pas une petite affaire! J'y parvins. La porte de l'infirmerie était fermée. Au même instant, vingt coups de fusils sont tirés dans ma direction…, les briques volent en éclats autour de moi; je ne suis pas touché! "Les maladroits!" Je rencontre enfin une porte ouverte! Aussitôt le médecin major me visita et constata que j'avais la jambe gauche traversée par un schrapnel, entré au dessus du genou gauche et qui se trouvait à un centimètre de la face antérieure. Il fallut l'extraire de suite. Messieurs C.Delfosse, médecin major, et Barbry, médecin civil de Recquignies me font cette opération. Pas une plainte, pas un cri! Je pensais à ma femme et à ma petite fille. Tenu par cinq hommes, il m'est impossible de faire aucun mouvement. Aussitôt terminé, le Major me remit le schrapnel en me disant qu'il pensait bien que je voudrais le conserver en souvenir. Il ajouta: "vous avez eu de la chance, si vous aviez été touché, un demi centimètre à droite ou à gauche, il aurait fallu vous couper la jambe!" Installé ensuite sur un matelas, j'attendais l'arrivé des boches qui entouraient le bâtiment… Ils entrèrent vers dix heures. Quelle bande de sauvage! Ils envahissent la salle en hurlant, l'un d'eux vint placer sa baïonnette à deux doigts de ma poitrine, je croyais mon dernier moment venu. Je voyais dans un éclair toute ma vie, ma femme, ma petite fille. Heureusement un officier passa et repoussa cette brute qui alla se mettre avec les autres au fond de la salle, sur une ligne. Les soldats nous mirent en joue (nous comprenons que c'est pour leur sécurité). En ce temps l'officier s'assura qu'il n'y avait pas d'arme dans la salle, donna au médecin un papier attestant que l'établissement avait été visité et nous déclara prisonniers. Parmi nous, un de nos camarades qui avait perdu la tête et qui n'était pas blessé allait être fusillé quand un boche entra en hurlant…! Les voilà tous repartis. Que se passe t-il? … Deux heures après, entré d'un autre groupe. Quelle différence! Ils essaient de nous causer, nous offrent des cigarettes, à boire, du chocolat, du raisin. Ce sont des soldats de la réserve.

 

Une autre scène douloureuse qui montre la mentalité de ces sauvages: Ils étaient venus requérir nos infirmiers pour conduire leurs blessés à Boussois. Ceux-ci, au nombre de huit y vont. Arrivés là-bas, on leur fait faire demi-tour au pas de gymnastique. Au première maison de Recquignies, un groupe de boches les obligent à mettre le feu à un groupe de maisons parmi lesquelles, celle du médecin civil qui nous soignait [M. Barbry]. Au passage à niveau, nouvel arrêt, plus de trois cents boches, pour se protéger des balles françaises, forcent nos huit infirmiers à se mettre en avant de leurs rangs, en ligne et les bras levés: quatre sont blessés, leurs camarades veulent les relever; l'un d'eux reçoit un coup de crosse en pleine poitrine qui lui fait cracher le sang. Quel retour à l'infirmerie…! Cris de douleur, lamentations. Une voix domine: "Ne me laissez pas mourir, j'ai une femme et deux enfants!" Tout le monde pleure… Deux infirmiers ont le pied droit fracassé, deux autres une balle dans la poitrine, et ce sont des balles françaises! Oh! Les brutes! Comme ils tiennent compte de la Croix Rouge!

 

Une autre preuve: ils ont installé en avant de l'infirmerie, une batterie de six pièces, de sorte que si les français visent cette batterie, nous serons les premières victimes.

 

Epuisés par les émotions, nous ne pensons pas à manger… Il est huit heures le soir, j'essaie de grignoter un peu de pain afin de pouvoir dormir.

 

C) Récit du Général PALAT:

 

Le 6, le bombardement devenait plus intense encore, rendant intenable le noyau central. Il fallait descendre blessés et malades dans les caves. Le matin même, le fort de Boussois était pris, après des combats violents. Puis, en deux heures, ceux des Sarts et de Leveau étaient complètement bouleversés et la plupart de leurs défenseurs ensevelis sous les décombres. Nos troupes évacuaient le centre de résistance de Recquignies, pour se retirer sur le bois des Bons-Pères (Commandant Cassou, p. 273 et suiv.). Derrière elles, les Allemands faisaient irruption dans Recquignies. Il n'y était resté que 75 habitants. Ils furent rassemblés par l'ennemi, qui les fit marcher devant lui à la poursuite de nos soldats, suivant sa pratique déshonorante. Deux furent tués ainsi et d'autres grièvement blessés. Puis les Allemands les ramenèrent vers Boussois et désignèrent au hasard, parmi eux, treize hommes, qu'ils dépouillèrent de ce qu'ils portaient, et les fusillèrent devant leurs compagnons. L'un d'eux, resté debout, cria une suprême injure à ses bourreaux, avant de tomber sous la dernière décharge.

 

Le village de Recquignies fut mis à sac. On brûla 131 maisons; huit infirmiers d'une ambulance, dirigée par le docteur Barbry, furent fusillés. Quant au docteur, après avoir été emmené avec ses blessés à Beaumont, en Belgique, il fut renvoyé chez lui sans sauf-conduit. Une patrouillé allemande le rencontra et, sans explication, l'assomma à coups de crosse, après l'avoir dépouillé de ses vêtements (Récit du docteur Barbry. de Recquignies. (Echo de Paris, 17 janvier 1915). Le docteur donne les noms des victimes.). Ainsi procédaient ces apôtres de la Culture allemande.

 

Bibliographie : Journal d'un bourgeois de Maubeuge, de Georges DUBUT, campagne 1914-1918, mon journal de guerre, de Louis César DUHAUT, la chute de Maubeuge en Septembre 1914, vue par le Général PALAT